Résumé

Claire Fabbri

« L'origine du discours dans Ever After de Graham Swift: un pont jeté sur l'universel »
12 avril 2002, Sorbonne.

Claire Fabbri : ATER à Strasbourg

Ever After met en exergue le discours de l'homme du dix-neuvième siècle qui voit son univers s'effondrer sous le choc des théories évolutionnistes de Darwin. Dans son ouvrage publié en 1859, De l'origine des espèces par voie de sélection naturelle, la problématique se pose autour du grand mystère du monde vivant, celui de l'origine des espèces. La présence de Darwin dans le texte permet à Swift de poser le rapport entre la pensée religieuse et la pensée scientifique, à savoir: Comment l'événement historique et ontologique se transpose-t-il dans la vie ordinaire et quotidienne d'un homme comme Matthew Pearce, attaché aux valeurs morales et religieuses de son époque, et comment ces deux concepts vont-ils entrer en conflit et faire voler ses certitudes en éclat? Sous l'influence de Darwin, l'homme se trouve confronté à la recherche de son origine et de sa propre identité. La notion d'origine dans Ever After apparaît intimement liée à la création littéraire.

        Pour Swift et un certain nombre de ses contemporains comme Byatt, Barnes, Ackroyd, Fowles, la perception d'un monde multiple doit se traduire par un nouvel espace d'expression narrative à la hauteur et à l'épaisseur de sa dimension. Swift construit un pont entre ses deux personnages qui, en superposant leurs destinées, les unit, les identifie l'un à l'autre, transformant ainsi le simple lien de filiation en une continuité existentielle et ontologique et, par là même, en une recherche universelle de l'origine des choses et des êtres. L'évocation fréquente dans Ever After de l'ingénieur Brunel  et de son œuvre prend dès lors un sens pleinement métaphorique qui sert de commentaire aux intentions de Swift. Ever After ouvre en permanence de nouvelles pistes mais aussi des points de fuite, des glissements, des ruptures de causalités comme autant de ponts érigés dans un vide qui refuse la linéarité, la cursivité.

        L'existence fait appel à la mémoire de l'homme qui conduit, comme souvent chez Swift, à l'universalité. En mettant le terme "remembrance" en italique, il entend pousser la problématique existentielle d'un narrateur ou d'un personnage de son œuvre jusqu'au point où sa singularité touche l'universel. Pour lui, l'écriture se définit comme "ce geste ambigu qui fait de l'universel avec du singulier, et du sens avec notre vie. »

       Comment, dans Ever After, le questionnement existentiel de Matthew Pearce, ce personnage ordinaire, rejoint-il l'universel? Comment cet homme du XIXème siècle, confronté non seulement à un monde en perte de Foi et de valeurs morales universelles mais aussi à la mort d'un être cher, parvient-il à rejoindre l'homme au-delà des générations? C'est sans doute que sa crise spirituelle faite de tâtonnements rencontre celle de Bill Unwin, l'homme du XXème siècle, et par là même celle de tout homme. La nature humaine n'appartient pas à une époque particulière et Swift en a bien la conviction lorsqu'il déclare: "Le passé est très fort dans mon œuvre. Mais, en fin de compte, ce qui m'intéresse, ce n'est ni le passé ni le présent, mais ce qui est éternel."  Ses narrateurs cherchent obstinément une explication avec le monde, un lien avec le mouvement de la création et de l'universel.

        Dans Ever After, il y a pour les deux narrateurs, Bill Unwin et Matthew Pearce, une rencontre entre l'écriture de la vie et la vie elle-même. C'est de cette rencontre que va naître le sens s'articulant sur le rapport entre une conscience et le monde. Dans la crise personnelle et spirituelle de son ancêtre victorien, Bill Unwin rencontre sa propre crise. Comme dans l'ensemble des romans de Swift, le discours retrace toujours le même récit, celui du commencement: le mythe et l'histoire de la naissance du monde mais, surtout, de l'identité de chaque individu. Selon Merleau-Ponty, "exprimer, pour le sujet parlant, c'est prendre conscience; l'individu n'exprime pas seulement pour les autres, il exprime pour savoir lui-même ce qu'il vise." A elle seule, cette phrase peut schématiser l'histoire de tous les narrateurs de Swift qui se construisent par le discours en tant que mise en forme et mise en style de l'existence. Chez Swift, le discours est celui d'un sujet à la conscience historique très aigüe. Dans Ever After, il ne s'agit pas d'expliquer le présent par le passé mais de comprendre le passé par le présent, c'est-à-dire par la transformation et l'évolution du point de vue du narrateur, Bill Unwin. Ever After est de ce fait l'occasion pour Swift d'inaugurer à sa façon un nouveau temps qui ne correspond pas à la possible lassitude d'un temps chronologique, mais à une sorte de permanence paradoxale de l'instant par un discours toujours en train de naître et de créer. En d'autres termes, ceux de Gaston Bachelard: "le temps dure en inventant."

        Le narrateur d'Ever After se présente non seulement comme un archéologue qui reconstitue minutieusement et consciencieusement les pièces d'un puzzle victorien, mais également comme le créateur d'un discours qui va progressivement et subrepticement l'identifier. Bill Unwin fait plus que de raconter l'histoire de son ancêtre dont il possède les manuscrits. Il s'octroie tout un espace de liberté de création où l'acte de parole devient un acte générateur d'identité pour son ancêtre et pour lui-même. Dans la fiction de Swift, le langage n'est pas un instrument de savoir mais de création de formes poétiques et d'émotion littéraire: "la littérature n'est que cela - le travail de l'émotion,"  nous dit-il. L'acte de parole s'organise autour de l'exercice d'écriture, une écriture pensante toujours en train de se constituer dans l'instantané de la parole. Dans Ever After, ce processus de parole et d'écriture en simultané rencontre l'expérience humaine et individuelle en train de s'accomplir. Ce procédé de création en évolution et mouvance perpétuelles jette un pont entre acte de parole et identité. C'est peut-être ce pont, tourné vers l'universel, qui autorise toutes les variations de l'imagination, et qui donne du sens et une valeur au réel.


        Pour Maurice Blanchot, "le point central de l'œuvre est l'œuvre comme origine, celui qu'on ne peut atteindre, le seul pourtant qui vaille la peine d'atteindre."  Pour Swift, l'origine du discours, et donc de l'œuvre, c'est la spatialité de la langue qui préfère l'immédiateté de l'instant aux longueurs possibles de l'histoire. L'écriture met en place un nouvel ordre de la représentation substituant à l'ordre de la causalité, de l'évolution et de la linéarité, celui d'une mouvance a-temporelle. L'accent est mis sur l'immédiateté de l'expérience, sur l'intensité de la suggestion et de l'émotion qui exploitent les ressources imageantes et même sonores de la langue, et donnent à lire et à voir l'œuvre comme un espace ouvert à une esthétique poétique. Plus qu'un discours narratif, l'œuvre de Swift s'offre dès alors comme un discours universel et artistique du regard, et rejoint en cela la pensée d'Alberto Giacometti lorsqu'il déclare: "La réalité n'a jamais été pour moi un prétexte pour faire des œuvres d'art mais l'art, un moyen nécessaire pour me rendre un peu mieux compte de ce que je vois."


Site américain consacré à Graham Swift
http://www.stg.brown.edu/projects/hypertext/landow/post/uk/gswift/gsov.html

       

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